Carnets (1936-1947)

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Serge, Victor

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Description

Fruits d’une discipline militante et littéraire, ces carnets, livrés à la lecture sans médiation ni correction a posteriori, font alterner analyses politiques, témoignages et réflexions personnelles. L’ensemble propose les éléments d’une contre-histoire des années capitales du XXe siècle. Et on y retrouve à la fois les qualités d’écrivain de Victor Serge (finesse des portraits, description inspirée des villes et des paysages traversés) et l’originalité de ses analyses politiques (permanence de l’espérance socialiste malgré l’isolement et la défaite)
De Bruxelles à Mexico, en passant par Paris et Marseille, Serge porte un regard lucide sur une période particulièrement dramatique : alors qu’il était « minuit dans le siècle », il fait la preuve qu’on peut ne jamais abdiquer devant la force brute ni renoncer à l’espérance socialiste.
Né à Bruxelles dans une famille d’exilés anti-tsaristes, rédacteur à l’anarchie, Victor Serge (1890–1947) rejoint la Russie à l’annonce de la révolution après avoir participé en juillet 1917 à une tentative de soulèvement anarchiste à Barcelone. Membre de l’opposition de gauche du parti bolchevique, il connaît la prison puis la relégation en Oural. Expulsé d’URSS après des années d’interventions de militants et d’écrivains, il arrive à Bruxelles en avril 1936. En 1941, il réussit à fuir la France et rejoindre l’Amérique centrale avec son fils Vlady grâce au Centre américain de secours (Varian Fry, Marseille). Il meurt à Mexico en 1947.

Visages de Mexico
9 décembre 1941.
Églises. En vieille pierre rougeâtre qui font penser à la terre indienne – l’argile rouge des pays tropicaux – et à la chair indienne. Pierre et brique. D’assez hautes murailles sans ornementation, nues et tristes, rongées par la tristesse du temps, au-dessus une coupole assez basse quelquefois ornée de faïences déteintes ; un portail très richement orné de sculptures bien vivantes, une tour baroque dont on a souvent enlevé les cloches, presque toujours enlevé la croix, cela fait une haute ruine, impression de démantèlement. Des plantes sauvages poussent dans les angles, au sommet de la tour découronnée. Quelque chose de désolé en tout cela, et de tragique, un souffle volcanique a passé sur ces églises et elles s’accordent parfaitement avec la vieille Indienne au visage immobile, presque noir, accroupie à l’entrée, dans son sarape noir.
Prostituées. La calle del Órgano, longue ligne brisée, dans un quartier de marchés, bordés de murs nus et lépreux et de basses maisons de misère, la plupart à un étage. Tavernes aux portes vitrées – carreaux cassés. Dans les portes ouvertes sur le trottoir, ateliers (menuiserie), minuscules boutiques où l’on voit dans la pénombre une antique Indienne, nez crochu et cheveux blancs, servir aux filles des galettes de farine, des poivrons noirs et du Cola-Cola. Des filles vivent au bord même du trottoir, le lit est derrière la porte, elles sont accroupies sur le seuil, cousent, tricotent ou fument. Métisses, peu de types fins, la plupart jeunes, beaucoup de gamines aux corps bien faits, aux visages épais de paysannes. Leur type me fait surtout penser à des visages d’Océanie, larges, plats, avec des nez camus, des lèvres épaisses, d’abondantes chevelures, une force végétale.
À une fenêtre, deux filles de dix-sept et dix-huit ans, la plus jeune aux traits fins, au teint doré, nez mince, ovale bien découpé du visage, petits yeux noirs allongés – charmante, mais avec une expression dure et déjà avilie. Elle est debout dans une robette d’indienne rose, et elle épouille la tête lourde et grise d’une femme âgée, endormie. Elle fait sans que ses mains s’arrêtent de chercher les poux un sourire et une invite de la tête. L’autre fille accoudée à la fenêtre, contre la grille, est jolie, mais vulgaire. Le lit est derrière elles.
La rue est bizarrement dénudée, des murs bas sous un ciel blanc. De loin en loin le long du mur des filles accroupies sur des briques. Il y en a d’épaisses et d’aveulies et de toutes jeunes, résignées. Elles fument.
Universalité de la misère du mâle et de la femelle dans la grande-ville-sans-évasion-possible. Cette calle est semblable à une rue qui monte du boulevard de la Chapelle vers la Basilique du Sacré-CSur ; à des ruelles d’autrefois près du Khitrov rynok à Moscou, à des coins de la Ligovka ou de la Pouchkinskaïa à Leningrad…

***

Otto et Alice Rülhe
19 avril 1942.
Ils habitent à Coyoacán, colonia Acacias, dans des lotissements formant une cité-jardin, une petite maison grise et carrée entourée d’un jardinet. Des cactus, nopals, órganos, vigoureux l’entourent, assez espacés pour ne point faire haie. Dans de petits carrés de terre rocheuse d’autres cactées, petites boules grises hérissées de longues épines presque blanches. Quelques-unes fleurissent ; elles ont de minuscules fleurs rouges émergeant en forme de cercle, autour de la plante.
L’intérieur de la maison est clair, bien organisé, meublé à l’allemande, avec un goût moyen, un souci minutieux et intelligent du confort modeste. Des planches posées sur brique forment bibliothèque. GSthes Werk, naturellement, Heine, la bonne marque. La Chronique des Pasquier de Duhamel qui est un ami. Rühle, en vieille flanelle blanche, corpulent, la tête couleur de brique claire, le crâne lisse, la face dure et charnue (lèvres) mais les traits plutôt fins, l’Sil bleu-gris vif et froid, une grosse moue boudeuse, de la force dans les mâchoires, un front de pierre. On sent l’homme consistant jusqu’à la dureté, tenace, qui ne lâchera jamais plus ce qu’il a bien mordu.
Allemand à un degré extraordinaire. Il me dira au cours de l’entretien que les Allemands sont le seul peuple de l’Europe accoutumé à la pensée sérieuse – et quel contraste avec la barbarie, le crétinisme standardisé des Américains ! « Voyez pourtant où les a réduit le nazisme ! » (Laurette me fait observer, un soir que nous sortons ensemble, le style parfait de ses vêtements, la couleur gris-vert, vaguement feldgrau d’un imperméable légèrement velouté, dont le tissu rappelle le loden, le petit chapeau vert foncé auquel ne manque que la plume bavaroise, le complet à carreaux bruns, la cravate brune à pois. Alice, en tailleur gris garde à Mexico une allure de passante de la Potsdamer Platz.)
Il est au fond très amer et même douloureux. Sa forte tête ronde et rougeaude de bon bouledogue (le regard droit est par moments aussi dur que ses os : il y a du bélier en lui) est travaillée par des tics continuels qui lui déforment la bouche et il se passe alors la main sur le visage. Soixante-huit ans, je pense au tragique d’une fin de telle vie à notre époque. Grandi, formé en un temps de hautes espérances et plus rien dans l’immédiat qui justifie ou même permette de maintenir vivantes ces espérances-là, sinon une ténacité désespérée. Il dit : « La liberté était pour nous un besoin, une valeur essentielle. La jeune génération ne sait même plus ce que c’est : besoin perdu d’une époque révolue. »
Nous parlons des États-Unis. « Ils sont totalitaires sans le savoir. Des millions d’hommes lisent le Reader’s Digest, cette basse saloperie, aliment intellectuel de centième ordre. Cela tue l’intelligence. Mêmes journaux, même TSF partout, mêmes savons, mêmes villes, cela fabrique des hommes standards qui ont un totalitarisme d’êtres chétifs, émasculés, dans les veines. Celui qui tente de s’évader un moment n’a plus qu’à devenir fou, tant il se sent nul. Les États-Unis sont plus près qu’aucun autre pays d’un totalitarisme de fourmis. » Je réponds que les contradictions sociales font naître des minorités éveillées par le sentiment et l’esprit d’opposition ; que cette civilisation surchauffée et standardisée est celle de quelques grands centres entourés, fort heureusement, de vastes régions arriérées, frustres, où l’on vit traditionnellement, en contact avec la prairie et la forêt ; où les gens n’ont encore souvent qu’un livre qui est la Bible. Je dis que ces réservoirs humains non modelés par la grande presse et la grande ville, pour décevants qu’ils soient dans le présent, gardaient une santé inintelligente mais intacte. Il fait non, non, de la tête, en grimaçant, avec indignation. J’ajoute que le progrès mécanique dégrossit de grands nombres d’hommes et constitue la base d’une nouvelle formation des caractères et des esprits. Il s’emporte et me prend au mot : « Le progrès ? Je ne suis pas progressiste. Le fascisme aussi, avec sa concentration technique, est un progrès, un grand progrès – mais je suis socialiste, moi, socialiste ! »
Sa pensée est que le totalitarisme va s’imposer, du fait de la civilisation industrielle et broyer l’homme pour longtemps. Le socialisme est essentiellement humanisme.
Dans les régimes nazis et soviétiques, il ne voit que des apogées du capitalisme, caractérisé par l’exploitation du travail. La révolution russe ne pouvait accomplir que l’œuvre nécessaire d’une révolution bourgeoise. Il ne veut pas admettre que les formes collectives de la propriété constituent un changement énorme. « Elles sont pires car elles désarment encore l’individu. » Je le sens si buté, je vois si bien le fond affectif de sa pensée que j’interromps le débat en changeant de sujet. Nous parlons de l’opposition en URSS.
Il peint à l’aquarelle des cartes de Christmas, Happy New Year, etc. du genre mexicain, un petit arbre de Noël en cactus, un carrousel, la vendeuse d’oranges, coin de marché, « made in Mexico, registered… » Enfantin et minutieusement bien fait. « Ce petit commerce ne va pas fort en ce moment », me dit Alice. Elle, quarante-huit ans, maigre, les yeux vifs, le profil âpre, décidée, vend des bricoles en ville, enseigne quand elle peut, tient le ménage, soigne son grand vieil enfant, réussit à leur maintenir une dignité matérielle et ne cesse pas de penser.