Nature, Sociétés humaines, Langages

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Kovel et Clark

Description

Si le sacrifice d’une forêt aidait à sauver un seul être humain, il n’y aurait pas à hésiter. C’est ce qu’on croyait en gros jusqu’au milieu du siècle, jusqu’à ce qu’on se rende compte que, déjà pour arracher la forêt il fallait sacrifier des hommes au profit de quelques uns qui accroissaient ainsi leurs bénéfices et renforçaient leurs privilèges. Qu’on se rende compte aussi que ces forêts étaient souvent habitées par des humains qui vivaient d’elle et avec elles. Qu’on réalise enfin que ces forêts n’étaient pas constituées de choses inertes, mais que s’y manifestait aussi une vie dont nous participons.

Jusque là, l’idée que la terre était à posséder n’était pas remise en question. Certains estimaient seulement que cette possession était répartie de façon illégitime et qu’elle devait être redistribuée à ceux qui la travaillaient, au lieu d’être l’apanage de propriétaires dont le seul but était de tirer le plus grand profit à la fois de cette terre et des paysans. Mais il s’agissait toujours d’une chose inerte, à modeler selon les nécessités immédiates.

Le capitalisme s’est installé sur ce présupposé : la nature était radicalement autre, à la disposition des hommes à qui il revenait d’en tirer le maximum de profits. Mais à considérer la terre, la vie non humaine comme autre, on en venait inéluctablement à considérer que l’autre, en tant que tel, n’était qu’une source éventuelle de profit. L’autre, c’est aussi celui qui n’adhère pas aux valeurs dominantes, l’étranger par exemple, ou le prolétaire. Si le but est le profit, tout est bon qui vise à celui-ci. Si le moyen est la domination, l’exploitation, pourquoi celle-ci ne s’exercerait-elle pas aussi sur des êtres humains qui, de toutes façons sont aussi autres. Si le but de l’histoire est l’accroissement de la somme des richesses, peu importe si, en chemin, quelques générations d’esclaves tombent.

Sur la question des rapports entre humains et nature, malgré quelques nuances que met en évidence John Clark, le marxisme a repris en gros cette idéologie. La nature peut bien être quelque chose de virtuellement agréable, elle l’est pour l’homme ; elle est à sa disposition, et le seul progrès possible consiste à rendre plus juste cette exploitation. C’était ” l’air de l’époque “. Les anarchistes ne sont pas indifférents à cet air, et il était donc inévitable qu’ils y adhèrent, avec cependant quelques nuances significatives qu’on peut relever en particulier chez Élysée Reclus. Beaucoup y adhèrent encore et continuent à considérer que les êtres humains sont de natures radicalement différents et que les premiers ont le droit de posséder celle-ci et de l’exploiter à leur guise.

Il n’est pas sûr que le courant écologiste lui-même ait un rapport fondamentalement différent à la nature. Mettons de côté ceux qui n’ont fait que saisir l’opportunité de construire une carrière politique sur une inquiétude commune et légitime. Mais, pour beaucoup, il s’agit avant tout de protéger un environnement dont on profite, et d’en profiter le plus ” écologiquement ” possible. Plus dangereuse encore est sans doute l’attitude qui consiste à considérer la nature comme une sorte de divinité que l’on doit adorer et à laquelle il faut se soumettre. D’une manière plus générale, qu’on respecte ou qu’on adore la nature, il s’agit toujours de la considérer comme autre, ce qui peut parfois amener à des attitudes paradoxales de rejet de ce qui fait la spécificité humaine, notamment la société et le désir de progrès. Et, toujours, il s’agit de domination, que ce soit l’homme qui domine la nature ou l’inverse.

Une domination qui s’exprime toujours, dans le système capitaliste (comme elle s’exprimait dans les systèmes qui se réclamaient du marxisme), par le productivisme. Mais il ne s’agit pas seulement d’un système de production, d’un fonctionnement, mais d’un mode de pensée. Le capitalisme ne s’impose pas seulement à nous par les structures qu’il institue mais aussi et avant tout, ainsi que l’écrit John Clark, ” comme mode de vie reposant totalement sur la vision économique de la réalité humaine “. Avant, ou en même temps qu’il est un mode de structuration sociale sécrétant l’injustice, la capitalisme est une pensée qui la considère inéluctable, voire utile.

Il y a cependant une spécificité évidente à l’existence humaine, et c’est le langage. Cette spécificité ne signifie en rien une supériorité, mais elle impose à cette existence un mode particulier fait de représentation et aussi d’imagination. Ni séparation, ni fusion. Ce que Joël Kovel nous dit, c’est qu’il existe entre le monde humain et la nature une dialectique dont le lieu est le langage. Un langage qui ne sert pas seulement à la communication d’informations utiles, ce qui est source de progrès, mais qui est aussi un lieu de représentation et d’imagination.

C’est à travers ce langage que se constitue notre représentation du monde extérieur, des autres humains et de la nature. C’est à travers lui que nous avons accès d’abord à la nature. Non pas que celle-ci n’existe pas indépendamment de cette représentation et antérieurement à elle mais, pour nous, le monde est d’abord ce que nous en disons, en recherchant avec lui une adéquation de plus en plus grande.

Mais en se sclérosant, ou tout simplement en s’institutionnalisant, le langage risque aussi de devenir le lieu de l’aliénation et de l’appauvrissement. Par exemple, c’est à travers notre corps, ou par lui, que la ” nature sauvage ” se manifeste d’abord à nous, en particulier mais pas seulement, au cours de l’enfance. Et c’est cette ” nature sauvage ” que le langage ” civilisé ” cherche trop souvent à domestiquer, voire à annihiler, parce que cette nature n’est pas productive, au sens capitaliste du terme. Parfois aussi, il cherche à le ” récupérer ” et le ” sauvage ” est aussi une matière dont on cherche à nous vendre les attraits frelatés : la publicité ne manque pas de vanter un ” sauvage ” aseptisé et sécurisé. Ainsi le capitalisme exerce-t-il d’abord sa domination contre nous-mêmes, mais par nous mêmes, puisque nous avons intégré ce langage civilisé. Une première tâche consiste donc à ce que ces deux formes de langage ne s’éliminent pas l’une l’autre mais puissent s’enrichir mutuellement. À nous fier exclusivement au langage spontané de notre corps à travers lequel nous percevons le plus spontanément la nature, nous risquons de tomber dans l’irrationalisme. À l’inverse, à nous fier exclusivement au langage acquis, rationnel, nous risquons la mort du désir et de l’imaginaire.

Car c’est précisément lorsque le langage laisse place ou permet l’expression du désir et de l’imaginaire que peut s’instituer le champ politique. À ce titre, l’anarchisme, aussi bien que l’écologie sociale trouvent leur place, qui ne se contentent pas de constater simplement ” les choses comme elles sont “, mais affirment que le règne de la séparation et de la domination n’est pas inéluctable et qu’il est possible d’imaginer des rapports politiques et sociaux entre les humains dont la valeur dominante ne soit pas la ” réussite “individuelle à n’importe quel prix, y compris à celui de la destruction, mais celles de la justice et de la liberté.

Ce sont ces questions que les deux textes qui suivent, venus des États-Unis nous paraissent poser. Nous souhaitons qu’ils ne soient pas pris comme ” paroles d’Évangile “, mais qu’ils enrichissent la réflexion des anarchistes aussi bien que des écologistes. Aucune théorie sociale ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sens de ce qu’elle condamne et de ce qu’elle propose, sinon elle risque de tomber dans le pragmatisme et la compromission, ou, à l’inverse, dans le répétition incantatoire de formules vidées de réalité.

 

Préface d’Alain Thévenet – Joël Kovel : Le mariage des écologies radicales – John Clark : Le corps inorganique de Marx

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